12

Vivre dans une ville où la population pratique le déni de réalité à outrance a quelque chose de déstabilisant. Ainsi, à Late Encounter l’assassinat n’existait pas, il n’y avait que des accidents malheureux, des morts par négligence. Alors qu’à Los Angeles on voit l’ombre d’un complot criminel dans le moindre incident domestique, ici, le meurtre n’existait pas en tant que concept. Cela finissait par générer chez moi une impression d’irréalité. J’en venais à douter de ce que j’avais vu dans la forêt. Afin de reprendre le dessus, j’ai décidé de me consacrer à mon travail. Je n’avais qu’une hâte : boucler le dossier et repartir à L.A. Après tout je n’étais pas détective et je n’entendais nullement me découvrir une vocation de Miss Marple. Si ces gens-là voulaient s’entre-assassiner avec le sourire, c’était leur affaire !

Je vous épargnerai le détail d’une procédure qui vous semblerait fastidieuse, mais c’est dans cet état d’esprit que j’ai entamé l’exploration des abords du lac, accumulant mesures, photos et relevés topographiques. Naïve, j’ignorais où j’allais mettre les pieds.

J’étais tout de même nerveuse, l’histoire du chien cuit et de l’homme rafistolé me pesait sur l’estomac. Ma parano s’était aggravée quand, ayant demandé à Trois-Griffes s’il lui serait encore possible de « m’exfiltrer » en secret de Late Encounter, il avait répondu :

— C’est trop tard maintenant. Ils ne vous laisseront pas prendre la fuite. Vous devez jouer le jeu jusqu’au bout. C’est seulement à ce prix qu’ils vous rendront la liberté : si vous parvenez à les convaincre que vous partagez leurs convictions. Dans le cas contraire, vous ne reverrez jamais L.A. Songez à la pauvre Lenora Wake. Je vous aime bien, ça m’embêterait qu’on vous retrouve flottant dans le lac, gonflée comme une outre, toute mangée par les carpes centenaires.

 

Ce matin-là, une semaine après mon aventure dans la montagne, j’ai donc longé la rive nord au volant de la Jeep. J’ai tout à coup remarqué une chose qui m’avait échappé jusque-là. À vingt brasses du bord, le sommet d’un clocher émergeait des eaux tel le grand mât d’un navire naufragé ! Il y avait donc une église au fond du lac… Une église et probablement tout ce qui allait avec, c’est-à-dire un village !

J’ai freiné et, abandonnant le véhicule, me suis approchée de la berge pour surprendre une scène surréaliste : un vieillard nu, d’une épouvantable maigreur, se baignait sous le regard d’un majordome planté près d’un fauteuil roulant datant du XIXe siècle… L’un et l’autre avaient de toute évidence dépassé les quatre-vingts ans. Celui qui barbotait dans la vase évoquait un squelette au crâne couronné de longs cheveux blancs. Bien que voûté, il était encore de haute taille. Dans sa jeunesse, il avait dû dépasser les deux mètres. Son corps nu, maculé de taches de vieillesse, offrait un spectacle pitoyable, pourtant il se mouvait avec une relative aisance, comme s’il ne souffrait d’aucun rhumatisme. Quand il s’est dirigé vers la rive, le domestique s’est précipité pour l’envelopper dans un peignoir de bain râpé mais orné d’un monogramme tarabiscoté à la hauteur du sein gauche. Vêtu de cette pelure, le grand vieillard s’est assis sur la chaise roulante que le majordome a entrepris de pousser sur le chemin caillouteux qui serpentait au milieu des buissons.

Levant le nez, j’ai alors distingué entre les arbres, les formes d’un manoir victorien, une maison de maître comme on en bâtissait jadis du côté de Providence. J’ai supposé que les deux vieux demeuraient là, dans cette bicoque délabrée qui aurait pu servir de décor au Retour de Dracula. Qui était cet adepte du naturisme ? Pourquoi personne ne m’avait encore parlé de lui ? C’était curieux, car le bonhomme ne passait pas inaperçu.

Je me suis baissée machinalement pour effleurer la surface du lac du bout des ongles. L’eau était glacée et trouble, si bien qu’on ne distinguait rien de ce qui se cachait en profondeur. Mes doigts mouillés restaient poisseux, enduits d’un dépôt poudreux en suspension. J’ai noté que les roches de la rive étaient pareillement recouvertes d’une pellicule blanche, vitrifiée, qui brillait au soleil.

— C’est à cause de la cristallisation, a dit une voix enfantine dans mon dos. C’est un phénomène naturel. Ça se produit quand une eau est trop chargée en calcaire.

Je me suis retournée. Un garçon d’une dizaine d’années me contemplait, la bouille ronde, les cheveux en brosse, comme dans les films des années 60. Il était vêtu d’une salopette reprisée et d’un tee-shirt jaune soufre plutôt sale.

— Je m’appelle Billy Bob Rolden, a-t-il annoncé crânement, je suis le gardien du musée. Si vous voulez visiter faudra payer un dollar. Ça les vaut, c’est intéressant. C’est pas loin et vous ne le regretterez pas. J’ai fabriqué moi-même la plupart des spécimens. Ils sont à vendre.

Il était trop craquant. J’ai sorti un dollar de ma poche. Il s’est saisi du billet et l’a défroissé soigneusement avant de le ranger dans un énorme portefeuille rempli de cartes de crédit qu’il a ensuite fait disparaître dans les profondeurs de sa salopette. Je lui ai emboîté le pas jusqu’à l’entrée d’un hangar en planches. Sur la porte s’étalait la mention Musée de la pétrification, en lettres inégales. Billy Bob m’a alors remis un ticket d’entrée qu’il avait lui-même dessiné sur un morceau de papier découpé de travers. L’intérieur du bâtiment était moins réjouissant. Des gnomes plâtreux s’alignaient sur des dizaines d’étagères. À leurs formes approximatives, on devinait qu’il s’agissait de petits animaux recouverts d’un emplâtre calcaire. Cela m’a immédiatement fait penser à la grotte pétrifiante de Salzbourg mentionnée par Stendhal.

— C’est l’eau, a expliqué le gosse. C’est comme si elle charriait du ciment en suspension. La poudre minérale se dépose sur tout ce qu’on y plonge. Ça forme une espèce d’armure qui durcit. Si on ne bouge pas, on se change en statue, et on coule au fond.

J’ai eu l’intuition qu’il récitait un commentaire appris par cœur.

— Qui t’a dit ça ? ai-je demandé.

— Mon papa, a-t-il répondu. Il a plongé dans le lac, il s’est changé en statue et n’en est jamais ressorti. Maintenant il est au fond. Quand je serai grand j’irai le chercher pour le ramener chez nous, à Denver, et on lui donnera une vraie sépulture, mais pour le moment je suis encore trop petit, je ne peux pas me servir de son équipement.

J’ai retenu mon souffle. L’enfant ne mentait pas, c’était visible. Son petit visage crispé trahissait un désarroi mêlé d’agressivité.

— Et qu’est-ce qu’il faisait ton papa ? ai-je hasardé.

— Il était ingénieur hydrographe. C’était son métier. Il étudiait les lacs, les fleuves, tout ça. Il plongeait pour repérer les courants sous-marins, dresser des cartes. Il était vachement fort. Mais on est venus ici, et le lac l’a avalé. C’est à cause du calcaire, sûrement qu’une fois sous l’eau il n’a pas nagé assez vite, alors la cristallisation l’a enveloppé, le paralysant. Comme il ne pouvait plus bouger, il a coulé tout au fond, jusqu’à l’ancien village. C’est arrivé à plein de gens ici. Ils sont tous en bas à présent, ils tiennent compagnie à mon papa. Au moins il n’est pas tout seul. Je n’aimerais pas être tout seul au fond du lac, au milieu des maisons englouties, ça doit faire peur.

Je ne savais que dire. Sur les étagères, les statuettes cristallisées dardaient vers moi leurs petits mufles hideux. Un lapin, une belette, un hérisson… tous empaquetés dans une gangue piquetée de scintillements étranges. À Salzbourg, je crois qu’on se contentait de morceaux de bois. Ici, on avait poussé l’expérience plus loin, sans doute pour amuser les touristes.

— Les bêtes sont à vendre, a soudain clamé Billy Bob. Vous en voulez une ? C’est dix dollars les grosses, cinq les petites. Je les fabrique moi-même, avec des bestioles mortes que je trempe dans le lac. Faut du temps pour que ça marche.

J’allais refuser quand une voix féminine a résonné au-dehors :

— Billy Bob ? criait-elle. Où es-tu ?

Une femme s’est engouffrée en trombe dans le hangar, l’air affolé. En m’apercevant, elle s’est figée sur le seuil. Elle avait dans les trente-cinq ans, les traits tirés et tristes, les cheveux gras. Elle avait dû être jolie dans une autre vie. Sa robe froissée avait connu des jours meilleurs.

— Oh ! a-t-elle soufflé, excusez-moi, je croyais que…

Je me suis présentée.

— Je sais qui vous êtes, a-t-elle coupé. Difficile de passer inaperçue à Late Encounter. Tout se sait. Je suis Sue Rolden, la mère de Billy Bob. Vous… vous voulez une tasse de café ? Je viens d’en faire.

Il y avait une telle détresse dans sa voix que je n’ai pas eu le cœur de dire non. Je l’ai suivie jusqu’à un bungalow à la façade écaillée. Le gosse est resté dehors, à entasser des pierres dans un red flyer[13] cabossé. Il faisait beaucoup de bruit, comme s’il voulait nous empêcher de bavarder.

La cuisine était propre et coquette, mais on avait dû l’aménager en des temps plus sereins.

— Je ne sais pas ce que vous a raconté le petit, a murmuré Sue Rolden en remplissant deux tasses ébréchées. Il se laisse parfois aller à des excès d’imagination, c’est de son âge… et puis, l’isolement encourage ce genre de rêveries.

— Il m’a parlé de son père… qui se serait noyé.

Les lèvres de Sue se sont crispées.

— C’est exact, a-t-elle soupiré. Ross, mon mari, était venu ici à la demande de la municipalité pour effectuer une étude sur la montée des eaux. Il… il a été victime d’un accident de plongée. On n’a jamais retrouvé son corps.

Elle s’est assise en face de moi, sans toucher à sa tasse, le visage durci par le chagrin et le ressentiment.

— Oh ! Allez, a-t-elle fini par lâcher avec un haussement d’épaules, autant jouer cartes sur table… Vous n’êtes pas d’ici, vous non plus. Vous vous êtes fatalement rendu compte que Late Encounter est un asile de fous. Ne dites pas le contraire, personne ne nous écoute, nous sommes entre étrangères, nous parlons la même langue.

J’ai admis tout ce qu’elle voulait. J’aurais eu mauvaise grâce à la contredire. Il n’était pas difficile de deviner qu’elle attendait cette occasion depuis longtemps ; le moment où elle pourrait enfin se laisser aller, tout déballer comme on perce un furoncle. Elle ne me lâcherait pas avant de s’être épanchée. La solitude l’avait rongée jusqu’à l’os.

— Ross avait l’habitude d’effectuer des plongées en eau profonde, c’était un spécialiste, a-t-elle poursuivi. Je ne crois pas à la thèse de l’accident. Il était trop professionnel pour commettre une erreur, et il s’était sorti de situations beaucoup plus dangereuses. Pour moi, il a découvert quelque chose de gênant… et on a décidé de le faire taire. C’est pour cette raison que je m’attarde ici au lieu de rentrer à Denver. Il y a trois ans que c’est arrivé, mais je ne parviens pas à partir. J’aurais l’impression de le trahir. Je suis certaine que son assassin habite ici… Je ne m’en irai que lorsque je l’aurai démasqué, et puni. Je me dis que je croise sans doute ce salaud tous les jours, et qu’il me sourit en pensant : « Pauvre conne, si tu savais ! » Vous avez remarqué à quel point ils sont passés maîtres dans l’art de l’hypocrisie. Et cette politesse ! Leur insupportable politesse…

Une exaltation teintée de folie faisait scintiller son regard. J’ai compris qu’elle était la proie d’une idée fixe et voyait en moi une alliée tombée du ciel, tout cela parce que je venais de l’Extérieur, moi aussi, d’au-delà des montagnes. De la Civilisation.

— Je ne perdrais pas mon temps à finasser avec vous, a-t-elle insisté. Je sens bien que nous sommes sur la même longueur d’onde. Cette ville est un repaire de cinglés, de paysans obscurantistes rongés par la culpabilité. Ils n’en finiront jamais d’expier leurs crimes passés, mais il y a parmi eux des aventuriers qui ne reculeront devant rien pour parvenir à leurs fins.

— Quelles fins ?

Sue a éclaté d’un rire sans joie.

— Alors ils ne vous ont encore rien dit ! s’est-elle esclaffée. Le beau Noah ne vous a pas parlé de la mine d’or ?

— Quelle mine d’or ?

— C’est à cause d’elle que tout est arrivé. Jadis, le lac n’existait pas. Ce n’était qu’une mare alimentée par un filet d’eau sortant d’une caverne trouant le flanc de la montagne. Autour de la mare s’étendait le campement des Kichawas. Les Indiens trouvaient cela commode et s’en contentaient, et puis les Blancs sont arrivés. La caravane des colons. En explorant les environs, ils ont constaté la présence de paillettes d’or dans l’eau du ruisselet. Cela ne pouvait signifier qu’une chose, la caverne recelait de la roche aurifère, probablement un filon mère.

J’étais abasourdie, Noah Jensen n’avait jamais mentionné ces détails. Il s’en était tenu à une histoire de couvertures infectées et d’épidémie.

— Il y avait parmi les colons un ancien prospecteur surnommé Spotted Face, a continué Sue. Il connaissait son affaire. Il a estimé que la mine pourrait produire cent dollars d’or à la tonne, ce qui était beaucoup. Ça a fait réfléchir les autres. Ils ont aussitôt entamé des discussions avec les Kichawas pour obtenir le droit d’exploiter la concession, mais les Indiens ne voulaient pas en entendre parler. Selon eux, la caverne était l’habitat de leur ours-totem qui hibernait là depuis des siècles, et il n’était pas question de le déranger.

— Je vois, ai-je soufflé. D’où l’histoire des couvertures infectées et de l’épidémie…

— Oui. Au cours de ses plongées, mon mari a mis la main sur d’anciens documents rangés dans des coffres étanches, scellés à la cire. C’est ainsi qu’il a pu reconstituer ce qui s’est réellement passé. Les colons voulaient la mine, coûte que coûte, c’est pour cette unique raison qu’ils ont exterminé les Kichawas.

— Et qu’est-il arrivé ensuite ?

— L’homme-médecine de la tribu les avait prévenus : s’ils profanaient le sanctuaire de l’ours-totem, des eaux en furie jailliraient du flanc de la montagne pour noyer les étrangers. Le ruisseau deviendrait rivière, puis fleuve, et la ville serait engloutie. Les colons sont passés outre. Ils ont érigé une cité et creusé des galeries. Pendant trois ans, ils ont sorti des profondeurs de la montagne d’importantes quantités d’or, et puis, un jour, à force de multiplier les explosions souterraines, ils ont crevé la paroi d’une énorme poche d’eau naturelle qui a jailli de la mine pour emplir tout le fond de la cuvette où se tenait la ville. En l’espace de trois jours, la vallée a été submergée. C’est ainsi qu’est né le lac que vous contemplez aujourd’hui. La vraie ville est au fond, avec la plupart de ses habitants. Seuls ont survécu ceux qui se trouvaient sur les hauteurs au moment de la catastrophe. Il y a eu beaucoup de morts. Tous les bâtiments ont été engloutis. Il n’y a guère que le clocher de l’église qui émerge encore, parce qu’elle était bâtie à mi-pente, au-dessus de la cité, mais tout le reste est au fond.

— Personne n’a jamais été tenté d’explorer ces ruines ?

— Si, bien sûr. Beaucoup de plongeurs amateurs viennent ici dans cet espoir, mais il leur faut vite déchanter. Il fait abominablement froid au fond du lac. La température frise le seuil de glaciation, et il est impossible de s’y aventurer sans un équipement spécial, une combinaison chauffante, et tout le bataclan. Ross, dont c’était pourtant le métier, disait que c’était comme de nager au milieu des icebergs. En outre, l’eau est si trouble, qu’on n’y voit presque rien. Le froid vous engourdit sournoisement, et l’on finit par s’endormir sans même en avoir conscience… Je pense que c’est ce qui est arrivé à mon mari. Quelqu’un a saboté sa combinaison chauffante, et le froid l’a pris par surprise.

— Mais que faisait-il au fond ?

— Il essayait de localiser l’ancienne mine d’or, cette caverne d’où l’eau a jailli pour submerger la vallée.

— Pourquoi ?

— Parce que le niveau du lac continue à s’élever, pardi ! Au rythme actuel, la nouvelle cité sera engloutie comme la première d’ici trois ans. Plusieurs familles ont dû déménager en catastrophe. Il faudra rebâtir un nouveau village plus haut. C’est là-dessus que Ross travaillait, sur le moyen d’endiguer cette inondation sournoise, de calfater la mine. Songez que le fond est déjà à cent mètres sous nos pieds. Il y règne la plus noire des nuits et un froid polaire.

— Il ne doit plus rester grand-chose du village originel…

— Détrompez-vous ! Ross disait que la cristallisation avait pétrifié les constructions, les préservant du pourrissement. Il avait pris des photos effrayantes. On aurait dit une cité fantôme taillée dans la craie. Les maisons, les chariots, tout était encroûté de calcaire. J’en ai eu des cauchemars. Ça me terrifiait de savoir qu’il se promenait au milieu d’un tel paysage.

Sue a frissonné, le regard vide, absorbée par des images intérieures. Pour me donner une contenance, j’ai vidé ma tasse de café tiède. J’ai réalisé à quel point elle était amaigrie, nerveuse, le cou et les bras sillonnés de veines apparentes et de tendons. Elle ne devait plus se nourrir convenablement depuis un moment. Seules ses obsessions lui permettaient encore de tenir debout.

— Comment vous en sortez-vous ? ai-je murmuré.

Elle a haussé les épaules.

— Ross avait contracté une bonne assurance vie, à cause de son boulot, a-t-elle soufflé, mais comme son corps n’a pas été retrouvé, la compagnie fait des difficultés pour verser la prime, par conséquent nous tirons le diable par la queue ; la municipalité nous verse une allocation mais ce n’est pas le Pérou. Je sais que je devrais partir, essayer de me trouver un boulot et de refaire ma vie, mais je n’y arrive pas. Je ne peux pas me résoudre à capituler… Pitman nous permet d’occuper ce bungalow gracieusement, à titre de dédommagement je suppose. Billy Bob s’amuse avec le petit musée de cristallisation. Ça le distrait. Je sais qu’il ne supporterait pas d’être séparé de son père. Il se raconte des histoires invraisemblables… qu’il ira le repêcher quand il sera grand, que Ross n’est pas vraiment mort, que le « cristal » l’a plongé en hibernation… ce sont des foutaises mais qui tiennent le désespoir à distance, et je n’en demande pas davantage. Je me dis… je me dis que quelqu’un va venir, un jour, pour foutre un grand coup de pied dans ce bordel, et j’attends cet événement avec impatience. J’ai cru que mes rêves se réalisaient quand Lenora Wake a débarqué.

— Lenora ? me suis-je étonnée, vous l’avez connue ?

— Oui, nous avions sympathisé. C’était une sacrée bonne femme qui ne s’en laissait pas conter. Elle avait le coup d’œil incisif. Elle a tout de suite pigé ce qui n’allait pas ici, elle a commencé à fouiner, à se renseigner… Ça a été sa grande erreur, elle ne s’est pas montrée assez prudente. Elle les a sous-estimés. Sûrement qu’elle ne pensait pas qu’ils iraient aussi loin.

— Aussi loin ?

— Allons, ne jouez pas les idiotes ! Ils l’ont tuée. Elle ne s’est pas suicidée. J’étais là quand ils l’ont sortie du lac. Elle avait une grosse pièce de fonte attachée autour de la taille. Vous croyez vraiment qu’on se suicide comme ça ? Alors qu’on est en chemise de nuit ! On l’avait lestée dans l’espoir que son cadavre ne remonte pas, mais elle était toute gonflée. Je me rappelle, c’était horrible. Et les poissons l’avaient à moitié dévorée. Une femme qui veut se tuer ne le fait pas à moitié à poil, elle pense aux types qui reluqueront son corps, qui feront des commentaires sur son cul, ses nichons. Alors elle s’habille, pour préserver sa dignité.

J’ai senti qu’elle avait mûrement réfléchi à la chose, sans doute pour son usage personnel, et ma gorge s’est serrée.

— À mon avis, a-t-elle repris, ils ont fait irruption chez elle pendant qu’elle dormait. Après l’avoir assommée, ils l’ont sortie du lit, l’ont emmenée en barque au milieu du lac. C’est là qu’ils l’ont flanquée par-dessus bord, une gueuse de fonte autour des hanches. Ils n’avaient pas prévu qu’elle remonterait.

— J’ai lu son journal intime, ai-je objecté, elle avait l’air un peu bizarre… paranoïaque et déprimée.

Sue a esquissé un sourire méchant.

— Vous vous êtes fait avoir, a-t-elle sifflé. C’est un faux, j’en suis certaine. Lenora Wake n’était pas du genre à rédiger un journal intime. Bon sang ! je vous dis que c’était une sacrée bonne femme. Si vous avez eu entre les mains un quelconque manuscrit, c’est qu’il a été fabriqué ici, et qu’on l’a laissé traîner à dessein.

— Pour quelle raison ?

— Pour accréditer la thèse du suicide au cas où vous feriez preuve de curiosité. Et accessoirement pour vous faire peur… Pour hâter votre envie de ficher le camp et vous convaincre de travailler sans lambiner.

J’ai été déboussolée ; je n’avais pas envisagé la chose sous cet angle. Jusque-là, j’avais toujours tenu le journal intime pour authentique. Pourquoi m’étais-je montrée aussi naïve ?

— Si je vous l’apportais, ai-je hasardé, vous pourriez authentifier son écriture ?

— Non, nous n’étions pas proches à ce point. Elle m’intimidait, je l’avoue. Le genre aviatrice intrépide ou journaliste téméraire. J’aurais voulu être comme elle. Une fille qui n’a peur de rien. Si tous ceux que vous avez rencontrés vous ont raconté qu’elle était folle et suicidaire, ils mentent. Ou alors, c’est qu’avec eux elle jouait la comédie de la godiche effarouchée pour donner le change. C’est possible. De toute manière, ça ne l’a pas protégée. Elle s’est trahie à un moment ou un autre. Je pense que, comme Ross, elle s’est approchée trop près de la vérité. Méfiez-vous de ne pas finir comme elle.

— Moi ?

— Mais oui. J’entends tout ce qui se dit par ici. On sait que vous fouinez. Cette histoire avec Jim Braslow et les « Fils de Paul Bunyan », c’est une méchante pierre dans votre jardin.

— Vous connaissiez Jim ?

— Qui ne le connaissait pas ? Il était gentil. Il me tournait autour. J’ai baisé avec lui, une fois, un soir que j’avais bu. C’était sans conséquence, je n’éprouve plus aucune attirance pour les hommes. Tout ça est mort avec Ross. Je ne suis plus qu’une enveloppe de peau pleine de haine. J’espérais que Jim m’aiderait, mais il avait peur, il était indécis.

— Peur de qui ?

— De Pitman. Ils ont tous peur de lui. Et de l’archer, aussi. Vous savez pour l’archer, bien sûr ?

— Oui.

— Pitman les a endoctrinés. C’est un cinglé de première. Il a fini par les convaincre que la montée des eaux était la conséquence directe de leurs péchés. Il veut les amener à accepter une intensification de la loterie.

— Une intensification ?

— Oui. Davantage de flèches… davantage de victimes consentantes. C’est une chaîne, tout est lié. Jim Braslow le savait, il avait envie de réagir mais il ne savait comment s’y prendre. Pas assez malin. C’était un homme malheureux ; Pitman lui avait confisqué sa fiancée pour l’offrir à Noah Jensen, vous savez ?

— Oui.

— Ça mesure l’emprise de Pitman sur la population de Late Encounter. Le crime de son ancêtre lui a permis d’asseoir son pouvoir. Il a capitalisé sur la culpabilité de ses ouailles. C’est tout à la fois un gourou, un chef de guerre et l’âme du lieu. Sans lui, ils se sentiraient plus abandonnés que des enfants perdus dans la forêt par une nuit sans lune. C’est un tyran, mais ils ne sauraient quoi faire sans lui. Ils sont terrorisés à l’idée qu’il puisse mourir d’une crise cardiaque.

— Tout le monde a peur de lui ?

Sue a soudain hésité.

— Tous sauf un…, a-t-elle lâché après trente secondes de silence. Ron-Russo Wichita… un vieux monsieur qui vit à l’écart, pas loin d’ici, dans une demeure de maître. Il prétend avoir cent douze ans. Un excentrique. Il joue au seigneur du château, au dieu goguenard qui considère les humains du haut de son Olympe. Il sait beaucoup de choses sur Late Encounter, mais il est difficile à approcher. Très misanthrope, et perdu dans ses souvenirs. Il n’y a guère que mon Billy Bob qui trouve grâce à ses yeux.

— Je crois l’avoir vu prendre un bain, ai-je fait. Un grand vieillard à cheveux blancs accompagné d’un majordome à l’ancienne.

— Oui, c’est lui. Ron-Russo Wichita. À l’entendre, il jouait au poker avec Buffalo Bill et fumait le calumet avec Sitting Bull. Un vieux gandin qui écumait les tripots de La Nouvelle-Orléans. Il est venu ici attiré par l’or et a fait fortune. L’inondation l’a épargné parce qu’il avait bâti sa maison sur les hauteurs.

— Eh ! ai-je hoqueté. Il n’était pas encore né lors de l’inondation !

— Je sais, a éludé Sue, mais il prétend le contraire. Il dit que l’eau du lac est un élixir de Jouvence qui l’a conservé en vie depuis tout ce temps. Je n’ai jamais pu déterminer s’il croyait vraiment à ses bobards ou s’il se payait notre fiole. La sénilité lui a sans doute mis la cervelle en vrac. Mythomanie, Alzheimer ou baratin ? Difficile de se faire une idée. Peut-être un peu des trois ? Il lui plaît de se présenter comme un sage. En réalité, il déteste tout le monde. C’est également un vieux cochon. La dernière fois que j’ai accompagné Billy Bob chez lui, il m’a offert deux cents dollars pour que je lui montre mes seins.

— Vous l’avez fait ?

— Oui, deux cents dollars c’est toujours bon à prendre, et puis je vous l’ai dit, je m’en fous, mon corps n’est qu’une enveloppe sans importance. Je n’éprouve plus rien. Parfois je m’entaille la peau des cuisses avec une pointe de couteau pour vérifier que je suis encore vivante. La douleur me rassure. Je voudrais qu’on me frappe à coups de ceinturon, jusqu’au sang, je me dis que ça me sortirait peut-être de mon engourdissement. J’avais demandé à Jim Braslow de le faire, il n’a jamais voulu. Il était trop mou. Finalement il n’a eu que ce qu’il méritait. Racontez-moi ce qui s’est passé là-haut, sur la montagne. C’est vrai qu’on l’a coupé en morceaux pour le faire cuire avec son chien ?

J’ai rétabli la vérité, avec une certaine réticence toutefois. Elle me glaçait. Jamais je n’avais été confrontée à une telle densité de désespoir.

Sue a continué à monologuer un long moment, les yeux dans le vague, à la façon d’une somnambule. Elle évoquait sa vie d’avant, la belle maison qu’elle habitait à Denver, sa rencontre avec Ross.

— Le plus terrible, a-t-elle brusquement lancé, c’est que je m’ennuyais ; je ne me rendais pas compte que j’étais heureuse. J’espérais de toutes mes forces qu’il se passerait quelque chose… Un truc qui viendrait secouer la routine. On peut dire que j’ai été servie !

À travers ses confidences, j’ai compris qu’elle était sur la mauvaise pente. Elle buvait et couchait à droite à gauche. Mine de rien, elle commençait à se tailler une réputation de femme facile. Les routiers, les livreurs, les bûcherons et les ouvriers de la scierie se refilaient son adresse. Ça faisait beaucoup de monde. C’était pathétique mais je m’imaginais assez bien à sa place. Quelque chose me soufflait que je pourrais éventuellement finir comme ça, dans le dégoût de moi-même et la déchéance revendiquée. De quoi se punissait-elle ?

J’ai été soulagée quand Billy Bob est venu me chercher pour me faire visiter sa cabane à souvenirs. Sue n’a pas esquissé un geste pour me retenir, elle semblait ailleurs. À la seconde où je franchissais le seuil, elle a recouvré assez de lucidité pour lancer :

— Soyez prudente, ils vous ont à l’œil. Ce serait moche que vous finissiez comme Lenora.

J’ai suivi le gosse jusqu’à une espèce d’appentis, derrière le bungalow. Un gros cadenas en défendait l’accès, il l’a déverrouillé au moyen d’une clef suspendue à son cou par un lacet de cuir. Ça sentait le moisi et la crotte de souris. Un capharnaüm invraisemblable s’entassait entre les quatre murs qui disparaissaient sous plusieurs couches de papiers jaunis. De vieilles affiches, principalement. Des publicités naïves et bariolées pour des produits disparus depuis des lustres. Des dossiers s’entassaient sur une étagère, sans doute les notes de travail du père de Billy Bob. J’ai repéré, dans un coin, un important matériel de plongée : combinaison, bouteilles, masque respiratoire. Pas de la camelote pour amateur ; du vrai matos de pro habitué aux explorations en grande profondeur. J’ai noté la présence d’un compresseur d’air médical, pour recharger les bouteilles. Le reste de l’équipement était soigneusement rangé dans des cantines militaires. Ross Rolden était, à n’en pas douter, quelqu’un de méticuleux.

— C’était à mon papa, a expliqué le petit garçon. Je m’en servirai pour aller le chercher quand je serai assez grand. Je l’entretiens comme il faut, avec du talc à l’intérieur de la combinaison, et tout et tout.

Des colts rouillés occupaient le dessus d’un établi. De vraies antiquités rongées par l’oxydation.

— C’est mon papa qui les a remontés du fond du lac, a commenté Billy Bob. Et ça, c’est une étoile de shérif. Et ça des éperons mexicains… Il y a des tas de trucs dans la ville engloutie. Des bouteilles de whisky encore pleines, des carabines. C’est pris dans le calcaire, bien sûr, mais mon papa a remonté ceux-là pour moi, parce que je m’intéresse beaucoup à l’histoire des cow-boys et aux vieux westerns.

J’ai effleuré les revolvers du bout de l’index. Des pistolets encombrants et lourds, à simple action, d’avant l’invention du fameux Peacemaker du colonel Colt et des cartouches chemisées en cuivre. Mon père m’avait assez bien « briefée » sur les armes et je savais les reconnaître. Ces machins-là se chargeaient à l’ancienne, alvéole par alvéole, à la façon des mousquets : d’abord une giclée de poudre, de la bourre, un plomb, puis encore de la bourre. La vraie galère, question rapidité ! Parfois, quand le coup partait, une étincelle enflammait les alvéoles voisins, si bien que le barillet explosait sous la décharge, arrachant la main du tireur. Le truc, pour éviter cet inconvénient, consistait à enduire le barillet d’une épaisse couche de graisse, afin de neutraliser les étincelles. J’ai expliqué ça au gamin qui, dès lors, m’a considérée d’un œil admiratif. Damned ! comment une fille pouvait-elle savoir ce genre de choses ?

J’ai senti que j’avais fait un bond de géant dans son estime. Il s’est alors lancé dans une interminable démonstration nécessitant l’emploi d’un revolver et d’une pièce de monnaie.

— C’est comme ça que les tireurs s’exerçaient, a-t-il proféré d’un ton doctoral. On tend la main droite devant soi, paume tournée vers le sol, et on pose la pièce de monnaie sur le dessus, juste à la lisière des phalanges. Ensuite, on plonge la main vers la crosse de son arme, pour la saisir. Bien sûr, la pièce tombe. Il faut avoir dégainé, armé le chien et avoir son adversaire en ligne de mire avant que la pièce touche le sol. C’est comme ça que les grands flingueurs de l’Ouest s’entraînaient.

Il s’est alors mis en position, un nickel posé sur le dessus de la main, mais l’arme était trop lourde pour son poignet, et il avait peu de chance de réussir. Après trois essais ratés, il a renoncé, penaud.

— Je suis encore trop petit, a-t-il grommelé, mais je dois m’entraîner pour plus tard, si je veux tuer ceux qui ont assassiné mon papa.

J’étouffais un peu dans la cabane. Billy Bob n’a pas fait de difficultés pour sortir. Derrière s’étendait un terrain en friche au bout duquel on avait disposé une grosse cible en paille. Deux flèches s’y trouvaient fichées, dans ce que les Américains appellent le bull’s eye[14]. J’ai retenu mon souffle.

— Je suis bien plus fort à l’arc, a triomphé le gosse. J’aurais pu être un vrai guerrier indien.

Décontenancée, je l’ai regardé s’approcher d’un arbre pour décrocher un arc suspendu à une branche basse. Un carquois bien garni gisait dans l’herbe. L’arc était presque aussi grand que Billy Bob. Le carquois m’a paru ancien. Une vraie pièce de musée.

— Où as-tu trouvé ça ? ai-je demandé, la gorge sèche.

— C’est le vieux M. Wichita qui me les prête, a-t-il répondu en encochant une flèche sur la corde. Y en a plein chez lui. C’est trop bien dans sa maison, il a des vitrines remplies d’armes. Il a combattu les Indiens, vous savez ? Il était dans le 7e de cavalerie[15]. Capitaine. Il était aussi très copain avec le général Custer.

Je n’ai pas jugé utile de le contredire. Sans plus s’occuper de moi, le gosse a levé son arme, tendu la corde et décoché son projectile. Le trait s’est fiché tout près des deux autres. Il ne mentait pas, il était foutrement habile à ce petit jeu. J’aurais parié qu’il était capable d’atteindre n’importe quoi n’importe où.

— Très fort, me suis-je contentée de souffler.

Il rayonnait. J’ai pris congé là-dessus en lui promettant de revenir. N’ayant pas grande envie de rentrer au village, je me suis dirigée vers la demeure biscornue du sieur Wichita. J’estimais nécessaire d’en apprendre davantage sur le bonhomme. Dans mon dos, j’entendais siffler les flèches dont Billy Bob ne cessait de cribler la cible de paille. Ça m’a flanqué la chair de poule. Je préférais ne pas trop y penser. Je me suis dit que j’aurais dû lui demander qui lui avait appris à tirer aussi bien.

 

Au bout d’une allée caillouteuse et mal entretenue, la maison de maître dressait ses multiples pignons. Bien que fort décrépite, elle avait comme son propriétaire encore fière allure. Un éclat de lumière en provenance du deuxième étage m’a avertie qu’on me surveillait au moyen d’une lorgnette. Je m’attendais à être congédiée avec rudesse mais il n’en a rien été, bien au contraire le majordome en gilet rayé m’a accueillie en souriant. Il m’a appris qu’il se nommait Benjamin et que son « maître » serait heureux de m’accorder audience sur-le-champ. Voilà qui était joliment dit, et cela avec un accent de La Nouvelle-Orléans plus vrai que nature.

La baraque était vaste comme un hall de gare et sombre comme une église. J’ai dû suivre une allée bordée d’ours empaillés pour accéder au grand escalier à double volée menant aux étages. On avait casé des bestioles taxidermisées partout où c’était possible. Un vrai musée de la chasse ; à croire que le propriétaire des lieux avait consacré sa vie à l’extermination forcenée de la faune du Montana. Ce n’était que lynx, couguars, ours bruns, grizzlys, loups, sans parler des aigles, vautours et autres espèces volantes aujourd’hui protégées. Un représentant de la SPA en aurait eu une attaque.

Ce capharnaüm empestait la poussière, le vieux poil et le cuir corrompu. Ron-Russo Wichita m’attendait dans son bureau, calé au fond d’un fauteuil club surdimensionné, comme tout le reste du mobilier. Les boiseries des parois disparaissaient sous d’immenses peintures célébrant la vie de l’Ouest sauvage, des trucs dans le style de Russel et de Remington. Beaucoup de bronzes également : cow-boy au rodéo, sur un cheval, une vache… cow-boy triomphant ou se cassant la gueule… cavalier chargeant sabre au clair, clairon en bouche… Indien libidineux enlevant une femme blanche dépoitraillée dans l’intention de lui faire subir les derniers outrages. Énormément d’armes anciennes bouclées dans des vitrines. Mousquets à pierre, vieux Enfield, Winchester identifiables à leur célèbre levier de sous-garde… bref, tant et tant de ferraille que c’était à se demander comment le plancher rongé par les termites supportait un tel poids.

Wichita me considérait d’un œil narquois. Il était enveloppé dans une invraisemblable chemise blanche à jabot et, malgré l’eau de Cologne dont il s’était aspergé à la hâte, il exhalait une odeur de vieillesse rappelant celle des animaux empaillés encombrant le hall.

— Je vous donne deux cents dollars si vous me montrez vos seins, m’a-t-il lancé en guise de préambule, et dans l’espoir de me déstabiliser.

J’ai relevé mon tee-shirt. Je ne porte pas de soutien-gorge. Qu’est-ce que j’en avais à foutre ? Il y a quelque chose de pathétique et d’attendrissant dans la grosse gourmandise manifestée par les hommes à l’égard de nos nichons. J’ai dit :

— Le pognon, maintenant.

Il a sorti un billet froissé de la poche de son pantalon. Il semblait déçu, je lui avais coupé ses effets.

— Ils ne sont pas bien gros, a-t-il grommelé, ça ne vaut pas plus de cent bucks[16].

J’ai dit, en rabattant mon tee-shirt :

— Fallait y penser avant. Ou vous acheter des lunettes.

Et j’ai empoché le billet en songeant que je le donnerai à Billy Bob. Puis je me suis présentée.

— J’étudie les abords du lac, ai-je précisé, en vue de la construction prochaine du centre de remise en forme.

Il a éclaté d’un rire aigre.

— Je sais qui vous êtes, a-t-il caqueté. Je vois tout de ma fenêtre, on ne peut rien me cacher. Vous êtes une fouineuse qui fourre son nez partout, ce qui n’est pas pour me déplaire. J’aime assez qu’on foute le bordel, ça m’amuse. Je suis là depuis si longtemps que je sais tout sur tout le monde, mes fiches sont à jour. Ils ont beau faire, ils ne peuvent rien me cacher. Ils s’agitent devant moi, comme des pantins sur un petit théâtre. C’est mieux que la télé. Ils me prennent pour un vieux croûton, mais ils se trompent, j’étais là avant eux et je serai encore là après eux. Ils crèvent les uns après les autres, et moi je reste… J’ai cent douze ans, ma petite. Je dois ça à l’eau du lac. Elle conserve. Il faut s’y baigner et en boire un verre à jeun tous les matins. Ça repousse la mort. Il n’y a qu’un ennui, au fil du temps, ça vous paralyse. C’est le prix à payer, vos muscles durcissent et refusent de bouger, mais bon, il y a des compensations.

— Vous connaissez Billy Bob ? ai-je lancé histoire de couper court à ses forfanteries.

— Un bon petit gars, a-t-il grincé. Je l’encourage à zigouiller les assassins de son père. Savoir tuer c’est utile dans la vie. J’ai appris ça au contact des Indiens. Les Apaches habituaient leurs gosses à tuer dès leur plus jeune âge. C’est pour ça qu’on a eu tant de mal à les vaincre. Je sais de quoi je parle, je les ai combattus en Arizona et au Nouveau-Mexique, quand j’étais au 7e de cavalerie. J’y ai d’ailleurs rencontré Edgar Rice Burroughs, l’auteur de Tarzan, qui s’était enrôlé, lui aussi…

Je n’avais pas envie de subir l’interminable exposé de ses pseudo-mémoires, je regrettais déjà d’être venue.

— Ainsi, ai-je lancé, vous pensez, comme Sue, que Ross Rolden a été assassiné ?

— C’est évident. Le lac c’est le royaume des morts. Ils s’entassent au fond, caparaçonnés de calcaire, et cela depuis deux siècles. La cristallisation les a préservés du pourrissement, mais il faut se garder d’aller leur rendre visite. Ils s’emmerdent tellement qu’ils s’empressent de vous capturer pour avoir des nouvelles d’en haut. Ils sont comme ça, Ceux d’en bas. Avides d’histoires, de ragots. Ross Rolden était une proie de choix. Je lui avais dit de se méfier, de ne pas descendre au fond de la vallée, mais il ne m’a pas écouté.

— Je crois qu’il cherchait l’entrée de la mine d’or, non ?

— Oui, oui, bien sûr… La mine ! Ils en rêvent tous. C’est qu’elle rapportait gros. Je revois encore les sacs de minerai qu’on entassait à l’entrée du tunnel, dans une casemate blindée surveillée par des gardes armés jusqu’aux dents. Une maison de fer, sans fenêtre, une espèce de cube aux parois aussi épaisses que celles du Monitor[17] ! Les sacs d’or s’empilaient jusqu’au plafond en attendant d’être transférés à la banque sous bonne escorte. L’inondation a tout englouti, la casemate, l’or, la banque et la mine. À présent, il fait si froid là-dessous, que personne ne peut y survivre plus d’un quart d’heure. Beaucoup de jeunots ont tenté le coup, ils n’en sont pas revenus, ou alors on les a remontés foudroyés par l’hypothermie, aussi morts que des poissons surgelés. Et puis on n’y voit rien, c’est facile de s’égarer. Plus on descend, plus l’eau se charge en calcaire, on a l’impression de nager dans du lait. Allez donc vous orienter dans ces conditions ! J’avais prévenu Ross Rolden, mais il n’en a fait qu’à sa tête. Au début, il se contentait de procéder à des relevés. Des trucs techniques, et puis, peu à peu, à force d’étudier l’histoire du lac, il s’est pris à rêver…

— À rêver ?

— Oui. La fièvre de l’or. Ça ne pardonne pas. Je sais ce qu’il s’est dit. Il a commencé à penser à la casemate d’acier plantée au seuil de la mine, à tous les sacs qui s’y trouvent entassés. Il s’est répété que le magot était toujours là, à attendre qu’on vienne le cueillir. Aujourd’hui, ça représente cinq ou six millions de dollars. C’était un sacré filon, des pépites grosses comme le poing. J’en ai profité comme les autres, c’est comme ça que j’ai pu faire bâtir cette maison. À une époque, j’étais le seigneur de Late Encounter, rien ne se faisait sans ma bénédiction.

— Et vous estimez que Ross a été tué par quelqu’un qui voulait se réserver le trésor de la mine ?

— Probablement. On ne tenait pas à ce qu’un étranger rafle le magot et réussisse là où tant de gars du pays avaient échoué. Mais Rolden s’obstinait, il s’y connaissait en matière de plongée. Il devenait dangereux. Je pense que quelqu’un, un jour, s’est embusqué sous l’eau pour lui régler son compte. Ensuite, il a suffi d’un bon câble pour amarrer le cadavre au fond afin qu’il ne remonte pas. Cette histoire de trésor englouti a causé pas mal de chagrin dans les familles. Elle fait rêver les adolescents, les miséreux, depuis des décennies. C’est un mirage qui fait des dégâts dans les esprits faibles. Personne ne pourra jamais récupérer les sacs d’or, ça prendrait trop de temps… ou alors il faudrait utiliser une technologie démentielle, et le coût de l’opération serait plus élevé que le profit qu’on en tirerait. C’est un truc qui doit bien faire rigoler les Kichawas, où qu’ils soient à présent. Ils l’avaient prédit : l’eau du lac porterait la mort aux étrangers, elle serait si froide qu’elle tuerait toute vie…

Une quinte de toux l’a interrompu. Le majordome s’est précipité pour lui apporter une timbale d’argent remplie d’eau.

— Je vais vous raconter encore un truc, a-t-il repris. Dans ma jeunesse, alors que j’étais dans le Dakota, un type habillé en noir s’est pointé au saloon. Il a payé à boire à tout le monde et exhibé une énorme pépite qu’il prétendait avoir découvert dans telle colline du coin. Le lendemain, la ruée commençait. Le pays était à feu et à sang, tout le monde creusait n’importe où. En peu de temps, cette ville paisible s’est changée en un enfer du vice et du crime où l’on s’entre-tuait au coin des rues. J’ai dû plier bagages. Bref, un an plus tard, dans l’Idaho, je vois débarquer au saloon le même type, avec sa grosse pépite. Et encore une fois, il affirme avoir déterré ce trésor dans les environs. Et tout a recommencé, la ville a sombré dans le chaos, l’ordure, la sanie. J’ai fini par comprendre que cet homme en noir c’était le diable. Il parcourait les États-Unis pour allumer la fièvre de l’or dans les esprits. Chaque fois qu’il exhibait son lingot, les gens perdaient l’esprit, reniaient tout ce à quoi ils croyaient. Les hommes assassinaient, les femmes se prostituaient.

— Le diable, vraiment ?

— Non, pas vraiment, mais à coup sûr quelqu’un qui s’amusait à faire le mal. Il avait parfaitement compris la mécanique, et il jouait à foutre le bordel partout où il passait. C’est ce qui est arrivé à Late Encounter. L’or les a rendus fous. Ils ont massacré les Kichawas pour rien, puisque, en définitive, la mine leur a échappé. Elle est toujours là, sous leurs pieds, mais ils n’y ont plus accès. Ils en crèvent. Leurs ancêtres ont été riches autrefois, mais eux ne sont plus que des besogneux, des culs-terreux qui survivent vaille que vaille en exploitant les touristes. Quelle misère !

— Et Pitman, là-dedans ?

— Pitman est un malin. Il a vite compris qu’en exploitant la culpabilité de ses concitoyens il pourrait se hisser à la première place. Il y a de la graine de gourou en lui. Il joue au saint homme, ça ne l’empêche pas de pratiquer le droit de cuissage sur les ménagères du village, et aucune ne se sent le droit de refuser ce qu’il leur réclame.

— Et qu’en pensent les maris ?

— Les maris sont honorés de l’intérêt qu’on porte à leur moitié. Et puis ils savent qu’ils en retireront des compensations matérielles. Vous savez, on vit ici en circuit fermé depuis des générations. Rares sont les étrangers qui s’installent durablement, cela veut dire aucun mariage exogamique. On patauge dans l’inceste depuis longtemps. Les unions entre cousins rapprochés ont fini par engendrer pas mal de gosses tarés. Le sang s’est appauvri. Il ne faut donc pas s’étonner du taux inusité d’individus bizarres qui peuplent le village.

Il a eu un geste de lassitude et a conclu :

— Bon, ça suffit, je suis fatigué. Je vous souhaite bien le bonsoir… et ne revenez pas me voir tant que vos seins n’auront pas grossi. Les implants, c’est pas fait pour les chiens !

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